Mexican corner – Kubilai Khan Investigations

Drogues dures, violences exceptionnelles

Frank Micheletti, chorégraphe, danseur, mixeur, fondateur de la compagnie Kubilai Khan et Aladino Rivera Blanca, chorégraphe, danseur mexicain créateur de la compagnie Inside Body, se sont associés en 2013 pour écrire Mexican Corner

Cette pièce pour trois interprètes, les deux chorégraphes et le danseur Idio Chichava, est une traduction visuelle, dansée, sonorisée, des violences prégnantes de la société mexicaine. Violences dues en grande partie à la marchandisation de la drogue. Les cartels mexicains règnent sur le marché mondial. L’argent issu de ce commerce a infiltré à 81% le tissu économique de la société. Sachant que 90% des crimes commis, largement liés à ce trafic, sont impunis, l’état des lieux du pays et de ce que vivent les mexicains au quotidien, est vite fait. Les deux artistes nous offrent donc un voyage au cœur du crime, des règlements de compte, et d’une survie plus que fragile.

Le public est plongé dans cette violence, par un dispositif scénique précis. Les spectateurs se font face, et c’est au milieu qu’évoluent les danseurs. Sur le côté, un film de Joaquin O. Loustaunau est projeté. Le film retrace un périple des trois danseurs au milieu d’une sorte de désert et de grandes routes au Mexique. Un terrain hostile révélant au plus fort la violence subie. Pour finir, quelques briques rouges sont disposées dans trois des coins du plateau. Sur l’une d’entre elle une petite figurine blonde en plastique, qui s’élèvera dans le ciel comme un ange, tirée par une corde au cou d’un des danseurs.

Franck Micheletti et Aladino Rivera Blanca ont recueilli les témoignages de nombreux mexicains touchés par ses violences. Ces témoignages, composant en partie la bande son du spectacle, dévoilent la violence vécue et sont autant de mots qui nous touchent et nous interpellent. Mais petit à petit, ce sont les corps qui vont nous bouleverser, nous renverser. Sur un air de cumbia colombienne, les danseurs battent la mesure, en respirant colle et autres drogues. Les pas sont heurtés mais malgré tout d’une relative douceur. Le duo va vite se transformer en duel. L’un va imposer son pouvoir sur l’autre qui n’aura d’autre alternative que de subir. Peu importe qui est représenté ici et là. Le chef d’un cartel, le petit trafiquant qui tente de doubler son supérieur… toutes les combinaisons sont possibles. Il s’agit toujours d’imprimer un pouvoir sur l’autre.

Le trio des danseurs se lancent alors dans un ballet suffoquant de force mais aussi de lâcher prise. Car sans ce lâcher prise rien ne serait possible ; la violence qui se dégage des corps en mouvement est parfois insoutenable. Mexican Corner est un grand morceau d’audace. La violence n’y est pas juste évoquée, elle est figurée, transcendée. La qualité des danseurs et leur complicité permettent malgré tout de dépasser le corps maltraité, violenté et de réfléchir sur une telle société et son avenir.

Malgré toutes ces intentions et qualité d’interprétations, il y a parfois comme pour le duo dernièrement créé Your ghost is not enough, une légère perdition dans la force du propos, liée au temps. Le temps paraît effectivement sur certains passages trop étirés. Est-ce dû à cette violence qu’on ne supporte plus tellement elle semble réelle ? Les coups de pieds dans le dos d’un homme à terre, ou encore un homme marchant sur un autre, n’ont rien de superficiels. Mexican Corner gagnerait, il me semble, en concision. Il s’agit néanmoins d’une belle mise en valeur de cette immersion dans la violence et ceux qui la vivent.

Fanny Brancourt, Atelier de Paris (Juin 2014)

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