Impair – Jérôme Brabant

Mouvements guérisseurs

Jérôme Brabant vient, pour la deuxième année consécutive aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, présenter sa dernière création Impair. Originaire de la Réunion, le chorégraphe revisitait dans son précédent solo Heimat, les  trois principes du maloya : « crasé, roulé, pilé » (écraser, tourner, piler), cette danse populaire traditionnelle pratiquée à l’origine par les esclaves et liée à une cérémonie d’hommage aux ancêtres. C’est à travers ondulations, rondeurs, répétitions, ritualisation qu’il exprimait sa patrie, sa maison, son corps mais aussi la culture de l’île dont il est originaire et qui s’inscrit pleinement dans sa danse.

Avec Impair, Jérôme Brabant s’attache de nouveau à nous dévoiler « les matières culturelles et cultuelles » dont il est issu. Il s’est intéressé ici aux tisaneurs et magnétiseurs de l’île qui l’a vu naître. Les tisaneurs (dont deux de ces arrière-grands-parents faisaient partie), sont des sorciers qui calment la douleur grâce à l’usage de plantes. A noter que tisaner en créole signifie envoûter. Il est donc bien ici aussi question d’incantations, de ritualisation. Comme dans Heimat, dont l’espace de jeu était clairement défini (par panneau de bois surélevé, relativement étroit), c’est dans un triangle doré délimité au sol, que Jérôme Brabant évolue. Il est à la fois dedans et dehors. Dedans pour convoquer et invoquer, dehors pour transmettre et guérir. Tout commence par une main. Une main qui tournoie, ondule et lance le corps dans un tourbillon infini, une spirale perpétuelle. Les jambes se déplacent avec mesure. Les hanches s’ouvrent et se referment. L’ancrage s’inscrit dans un rythme, dans un temps et dans un espace permettant aux mains de faire leur travail : donner, manipuler, peser, préparer, appliquer, apaiser, caresser… Elles sont le fil conducteur fluide du corps guérisseur.

Très peu vêtu, le corps longiligne et harmonieux du danseur, appelle petit à petit à l’envoûtement et à la transe. Ces doigts longs et fins dessinent l’espace et invitent le corps tout entier à s’y engouffrer. S’enroulant, se déroulant, passant de l’ouverture à la fermeture, se pliant et se dépliant du ciel à la terre et inversement, Jérôme Brabant nous donne à voir un mouvement continu. L’attention portée sur les mains initiatrices du mouvement, se porte alors tout naturellement sur la colonne vertébrale du danseur. Cette colonne vertébrale qui n’a de cesse d’onduler. Les vertèbres apparaissent puis disparaissent les unes après les autres, véritable leçon d’anatomie du mouvement, nous sommes au cœur de l’être, de ce qui le relie au ciel et à la terre. Cet axe qui lui permet de se nourrir et d’accéder à l’au-delà. La répétition des mouvements les transforme pour n’en faire qu’un. Ce que l’on croit visible nous échappe. Dans l’entre deux, il s’est passé déjà tant de choses que rien n’est plus tout à fait pareil. Le rituel va crescendo, il s’empare de tout ce qui le nourrit et le pousse à guérir l’autre.

Accompagné par le percussionniste David Fourdrinoy, Jérôme Brabant déploie et aiguise la qualité hypnotique et sensuelle de sa danse. Le corps passant de l’ombre à la lumière, du dedans au dehors, devient une matière meuble indivisible se transformant pour donner. Indivisible comme le nombre, toujours impair, de plantes qui sont associées pour guérir la douleur. Indivisible, enfin comme cette culture dont le chorégraphe rend compte de manière si singulière.

Fanny Brancourt, Centre national de la danse Pantin (Juin 2014)

©Laurent Philippe