Sacre – David Wampach

Rituel haletant

Créée en 2011, Sacre est une version très personnelle du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky. Là où, de nombreux chorégraphes comme Sasha Waltz, Pina Pausch, Maurice Béjart, Heddy Maalem… relisaient cette pièce maîtresse tout en proposant une distribution conséquente, David Wampach s’attache lui au couple originel. Il semblerait pour ce dernier, qu’un homme et une femme suffisent à dire le monde ritualisé, sacrifié, exalté… en extase totale. Ce choix du duo permet à David Wampach de se pencher plus profondément sur l’intime, sur le corps émotionnel et sur sa capacité à exulter ou non ses émotions.

La scénographie, trois pans de murs gris, tout comme les costumes, sortes de justaucorps-cagoules gris eux aussi et laissant deviner la peau des interprètes (matière extrêmement subtile dont le chorégraphe aime à habiller ses danseurs), participent à ce désir de laisser les corps libres d’éprouver les sentiments qui les traversent de leur donner sens, espace, son. C’est sur la pointe des pieds que la formidable Tamar Shelef, une fidèle complice de David Wampach, entre sur le plateau. Les bras tendus, les mains en extension, elle se frotte aux murs à la recherche de quelque chose. Son corps prend l’espace, glisse sur les surfaces verticales. La danseuse est alors prise d’un halètement qui ne la lâche plus. Le corps devient sonore. Il se tire et s’étire dans tous les sens. Tête en bas, tête en l’air, entre les jambes, contre les murs, sur le sol, les tensions sont au maximum. L’halètement de la danseuse disparaît et laisse alors place à celui du danseur, David Wampach lui-même. La rencontre entre les deux personnages ne tarde pas à se faire. Corps sonores, les respirations envahissent l’espace. L’hyperventilation des danseurs les conduit loin dans la traversée des émotions contenues puis expulsées.

L’intime est craché, projeté vers l’extérieur. Si tension physique il y a, celle-ci est très vite expiée par ce râle permanent. Le corps tendu se transforme en corps extase. La répétition de l’halètement conduit les corps des danseurs à des décharges extrêmes. Les visages sont autant de tensions que d’expressions. Les corps s’assemblent comme une grammaire dont eux seuls connaissent les bienfaits, à la manière des positions du Kama Sutra. Ces corps qui ne semblent au départ de par leurs costumes que si peu sexués, entrent dans une mécanique de l’emboîtement corps d’homme, corps de femme, les possibles s’éprouvent. L’enivrement poussé à son paroxysme provoque des états d’extase et de jubilation qui rendent le duo à la fois délirant et préoccupant. Ce n’est en effet pas sans humour que David Wampach, apporte sa lecture de cette pièce de 1913. Focalisé sur le rite, l’extase et le rythme qui va crescendo, le Sacre se dégage de l’imaginaire habituel qui lui est lié, tout en en gardant l’essence originelle.

La pomme d’amour verte et carrée met fin à un certain aveuglement et s’en délecter conduit petit à petit au sacrifice, non pas d’un être mais d’une figure phallique, un haut rectangle de bois noir, qui pourrait être un arbre, un totem. C’est en tout cas son sacrifice qui permettra à quelque chose de nouveau de naître. A la suite d’une danse légère et festive autour du totem, vient le temps de la mise à mort. Dépouillé de sa tenue mais muni d’une brillante épée, l’homme accompagné de la femme, vêtue elle d’une robe venue tout droit du moyen âge (période à laquelle tient beaucoup le chorégraphe pour sa production artistique), tranche. Sans plus de fioriture, c’est la fin. Noir complet. La dernière note faisant référence à la musique de Stravinsky se fait entendre comme un dernier souffle laissant place au prochain, à l’inconnu.

Sacre est une pièce d’une étouffante jouissance. A la fois agaçante par ces souffles qui mettent mal à l’aise, au bord de l’asphyxie on croit parfois mourir, elle donne un goût à l’ivresse et à l’extase tellement singulier, de l’ordre du je(u)-jouissance, qu’on aurait tort de s’en passer.

 

Fanny Brancourt, Centre Pompidou Paris (Janvier 2014)

 

©Valerie Archeno