Marcel Duchamp mis à nu par sa célibataire, même – Decouflé / Sther

Marchand du sel

Dans le cadre des petites forme programmées par le Théâtre du Rond-Point à la rubrique « Trousses de secours en période de crise », nous avons eu le plaisir d’assister à la lecture-démonstration intitulée Marcel Duchamp mis à nu par sa célibataire, même, un spectacle signé Philippe Decouflé et Gérald Stehr créé l’été dernier « à l’occasion et à l’initiative du Festival de la Correspondance de Grignan ».

Ce spectacle coïncide, plus ou moins, avec le centenaire de la trouvaille duchampienne que fut le ready-made (proche du « tout fait » bergsonien), qui finit par changer, une fois admise la transsubstantiation, le concept d’œuvre d’art. La correspondance entre l’artiste franco-américain et le diplomate, marchand d’art et homme de lettres (c’est l’auteur du fameux Jules et Jim et des Deux Anglaises et le continent) Henri-Pierre Roché s’échelonne de 1918 à 1959, ce qui permet de se faire une idée des idées de Duchamp et de ses autres « propositions » artistiques, comme on dirait de nos jours. On pense, notamment à la notion d’inframince qui relève de la spéculation métaphysique (ou pataphysique) et de l’hénaurme plaisanterie. Citons Marcel, dit Totor : « J’ai choisi exprès le mot mince qui est un mot humain et affectif  et non une mesure précise de laboratoire. Le bruit ou la musique faits par un pantalon de velours côtelé comme celui ci quand on le fait bouger est lié au concept d’inframince. Le creux dans le papier entre le recto et le verso d’une fine feuille… A étudier !…C’est une catégorie dont je me suis beaucoup occupé pendant ces dix dernières années. Je pense qu’au travers de l’inframince, il est possible d’aller de la seconde à la troisième dimension. »

L’humour pince-sans-rire, très, voire trop, « intelligent » de Duchamp (Normand de naissance, bourgeois de son état, protestant de confession, rapin de profession, « ironiste » positiviste de fonction) est tempéré, pimenté, pour ne pas dire « chambré » par celui, farcesque, du chorégraphe et de ses deux improbables acolytes : la pétulante Alice Roland et la nature comique faite grand homme, Christophe Salengro. Avec peu de  moyens mais beaucoup de métier ou de savoir-faire, le trio nous tient en haleine une heure durant. Les lettres du peintre (jusqu’en 1927, date à laquelle il abandonne les pinceaux pour se consacrer entièrement aux activités ludiques : les échecs, la quête du graal de la martingale et du nombre d’or, la plus-value artistique, les femmes, etc.) à son ami Roché sont lues à tour de rôle, illustrées la plupart du temps par le danseur qui se révèle aussi excellent mime, dans un cadre de studio radiophonique orné de répliques de reliques duchampiennes : la Roue de bicyclette, LHOOQ, le Porte-bouteilles, le Grand Verre, le film Anémic Cinéma (projeté en format 16mm)…

En insistant sur les lettres relatives à la dématérialisation de l’œuvre d’art, réduite à une signature, à une cote sur le marché, à un flux financier, les auteurs montrent la contradiction du pur esprit Marcel Duchamp qui, en réalité, reste fils de notaire, préoccupé, plus qu’il ne veut bien le dire, de phynance, et de fétiches. À cet égard, la missive où il demande à son correspondant de l’aider à remplacer l’objet abîmé l’Air de Paris par un flacon bien précis, disponible uniquement chez un apothicaire de la rue Blomet, vaut littéralement son pesant d’or. D’autres messages, clairement cryptés, montrent son inquiétude face au retard de mandats transatlantiques…

Aucune musique et peu de danse, donc, si ce n’est la pantomime de Philippe Decouflé, l’habitus de Christophe Salengro et les poses fort bien prises (celle de la cariatide, par exemple), la chute à la renverse et les deux ou trois pas esquissés, mine de rien, par la comédienne Alice Roland. De subtils éclairages signés Patrice Besombes. Et une matinée délectable.

Nicolas Villodre, Théâtre du Rond-Point Paris

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