Grand Magasin – La Vie de Paolo Uccelo

Paolo Uccello. Une vie.

Un certain nombre de figures, de structures et de compagnies de danse de la scène française des années 80 célèbrent ces temps-ci leur trentenaire par exemple : Frédéric Werlé, Le Système Castafiore, La Cinémathèque de la Danse et, dans le cas qui nous occupe, Grand Magasin, duo composé à l’origine par Pascale Murtin et François Hiffler, devenu trio plus récemment, dans les années 00, et encore par intermittence, avec l’arrivée de Bettina Atala. Ces trente ans de carrière ont été l’occasion ou le prétexte de programmer au Théâtre de la Cité internationale (et non de la Cité U, comme certains l’écrivent parfois un peu familièrement) une « rétrospective » de leurs œuvres, classées en deux genres bien distincts : théâtre ou musique.
Nous avons donc pu voir ou revoir le spectacle « fondateur » de Grand Magasin, La Vie de Paolo Uccello (1984) non pas exactement tel qu’il était donné à l’époque glorieuse de la Jeune danse française, mais « restitué » ou « restauré » avec des costumes flambant neufs, des accessoires et instruments musicaux apparus sur le marché depuis (par exemple cette magnifique trompette rouge vif en matière plastique anoblie que tout un chacun connaît sous le nom de Vuvuzela depuis la Coupe du monde de foot de 2010 en Afrique du Sud, qui couvrait tout sur son passage, y compris la voix des milliers de commentateurs envoyés « couvrir » pour rien l’événement). Avec donc des ajouts et, sinon des manques réels, du moins des indications réitérées, signifiées et signalées avec insistance, de leur possible perte. Plus que des parties, des séquences, des passages perdus, c’est toute la rythmique et le phrasé, l’air de ce bon vieux temps qui vient à manquer.
Non que ce fût mieux avant, à l’époque des débuts, des vaches maigres où le couple artistique traitait des autres animaux de la ferme et de la campagne, des oiseaux, en général ou en particulier, typés avec l’arbitraire poétique absolu au moyen d’une pantomime postmoderne, légère et méticuleuse, d’une technicité vraiment nouvelle au début des années 80, qui pouvait heurter, plus que ne pouvait  le faire le contenu de la pièce, les spectateurs d’alors, ici ou là, en province comme à l’étranger. Qui dit oiseaux rares, dit Uccello, peintre florentin du 15e siècle, dit de la « Première Renaissance », « seul, excentrique, mélancolique et pauvre », dont Giorgio Vasari nous raconta la vie et nous permit de découvrir le génie. François Hiffler cite en boucle une phrase de Vasari (ou d’un autre historien de l’art) qui caractérise le style des représentations et des motifs peints par Uccello: « C’était déjà bien d’avoir su leur donner la profondeur voulue par les règles de la perspective ». Vers la fin de la pièce, les deux protagonistes distribuent des photocopies en noir et blanc (comme celles de l’époque de la création, les Xerox couleur étant rares et inabordables, alors) avec des reproductions d’œuvres : d’un côté les trois panneaux de la Bataille de San Romano aujourd’hui dispersés à Londres, Florence et Paris, de l’autre, les scènes de la vie monastique du monastère de San Miniato de Florence et le mur du cloître sans la fresque, coupée-collée à Santa Maria Novella…
Nous n’avons pas eu cette sensation de manque, de perte, de disparition. Grand Magasin a donné les sources, le mode d’emploi de ce qui est devenu sa marque de fabrique, sa manière et son style singulier, à base de jeux avec les mots, si possible, simples d’apparence, donc, finalement, rares et, surtout, les sons, les gestes, quotidiens, donc étranges sur scène, des enchaînements complexes, rapprochements incongrus, des traits d’esprit en veux-tu en voilà (cette contrepèterie, par exemple : opinel perce-oignon). Un sens du jeu qui leur est particulier et qui leur permet d’être universels, pour ne pas dire éternels.
Nicolas Villodre, Théâtre de la Cité internationale Paris (Févier 2013)
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