Professor – Maud Le Pladec

La musique souvent me prend…

Pénombre sur le plateau. Un flux lumineux révèle les mains d’un homme. Ses doigts s’agitent à la manière d’un chef d’orchestre. Ils sont le la, le do, le ré et bien d’autres choses encore. Incarnation de la musique. Point de départ de ce corps sonore qui nous apparaît progressivement. L’air est effleuré, transpercé. La musique détermine gestes et déplacements. Elle meut le danseur, influe ses qualités. A la fois empreintes, ombres et lumières d’une partition singulière celle du compositeur italien Fausto Romitelli.

La chorégraphe Maud Le Pladec s’appuie pour sa pièce sur une œuvre originale de ce dernier, Professor Bad Trip. Tryptique divisé en trois leçons, Maud Le Pladec choisit de « traduire physiquement TOUT ce que l’on entend. » Les gestes sont vifs, précis, éphémères, furtifs et fugaces à l’image de cette œuvre musicale mêlée d’influx rock, de percées électroniques, d’explorations mystérieuses et tumultueuses. On navigue entre rêverie lointaine et territoires inconnus. On croit (re)connaître mais des surprises émergent constamment. Chacune des notes émises par le musicien (c’est Tom Pauwels, qui nous livre ici, cette musique) devient une proposition chorégraphique.

La danse est alors à écouter, la musique à voir. L’incarnation de l’une par l’autre s’exerce avec rigueur et précision. L’une colle à l’autre sans se lâcher d’une semelle. Le danseur, Julien Gallée-Ferré, est mû par la musique. Il la déplace. Elle le déplace. Crée son espace tout autant que sa vibration.

Lentement, un va et vient s’opère entre le dedans et le dehors. Entre l’intime et le public. Le corps exulte, tranche, se dérobe, se tord, se perd. Course poursuite, la deuxième leçon commence. Jeu d’apparitions et de disparitions. On pensait le premier interprète seul, le voilà poursuivi par une, puis deux personnes.

Un simple rideau noir, qui s’ouvre et se ferme à différentes distances, des jeux de lumière – mettant en exergue des ombres, l’absence et l’apparition d’un personnage – nous révèlent la présence sur scène du musicien, puis d’un deuxième danseur, Félix Ott. On ne sait plus qui court après qui. Les trois hommes s’engagent dans des courses poursuites à l’image de celles que l’on voit dans les films muets de Chaplin ou Keaton. Les frontières deviennent poreuses. On ne sait plus qui mène la danse, qui mène la musique. Les pistes sont brouillées. Et pourtant une force mystérieuse a bien prise sur les corps. Jusqu’à cet avion semblable à celui de La mort aux trousses, qui terrasse un des danseurs.

La deuxième leçon de Professor Bad Trip, donne lieu à des scènes cinématographiques à forte portée évocatrice. Jusqu’à ce moment jubilatoire, emprunt d’expressionnisme. Les trois interprètes réunis, s’évertuent à nous dire des choses sans prononcer un mot. Le visage est poussé à son paroxysme. Le corps suit. Mais les yeux, le nez, la bouche nous disent déjà tant. Chacun lance une expression, la développe au maximum puis la défait. Portés par la musique les corps se font et se défont, dans une ironique lenteur.

Maud Le Pladec réussit à nous emmener dans des lieux que l’on croyait connaître. Où musique et danse s’interpénètreraient harmonieusement. Elle s’engouffre dans ces deux matières sans prendre de gants. Son travail rigoureux nous révèle des champs perceptifs inconnus. On est surpris par l’acuité avec laquelle, elle réveille les sens et les paysages intimes par cette intelligence danse/musique.

Les interprètes y participent pour beaucoup. A la suite de Professor, Maud Le Pladec a écrit Poetry. Elle y poursuit son exploration chorégraphique de la musique de Fausto Romitelli.

Accompagnée de Julien Gallée-Ferré et du musicien Tom Pauwels, elle continue d’incarner la musique du compositeur. Mais cette fois-ci, il ne s’agit pas tant de « coller » à la musique de Fausto Romitelli, que de s’engouffrer dans la partition du compositeur pour y apporter de nouvelles couleurs. Agrémenter avec véhémence une musique saturée, troublée, de larsens, de riffs. Dans Poetry, l’incarnation de la musique, par les corps n’est jamais acquise. La répétition s’invite, les corps dérivent, s’enfuient pour créer leur propre composition mimétique, obsessionnelle. Ils reviennent chargés de nouvelles couleurs qui s’ajoutent aux notes musicales insatiables.

Fanny Brancourt – Centre Pompidou Paris (Septembre 2012)

©Caroline Ablain