The show must go on – Jérôme Bel

Dubitatif...

Le public s’assoit. Enfin presque les quatre personnes au centre du premier et deuxième rang ne peuvent rien voir, elles commencent à s’impatienter quant à leur replacement. Devant elles, le régisseur sons et lumières dont la corpulence annule la vision d’au moins quatre personnes. Etrange que ce placement du régisseur en devant de scène, d’habitude il est installé au fond de la salle derrière le public. C’est sans doute un acte volontaire. A suivre…

Une première réaction du spectateur apparaît. Le régisseur monte doucement les lumières qui éclairent tout le plateau et envoie le premier morceau de musique. Le morceau se termine, il ne s’est rien passé de plus. Il change de CD, un nouveau morceau de musique arrive tous les danseurs se plantent sur scène et nous regardent pratiquement immobiles. Les musiques s’enchainent et ne se ressemblent pas avec pour point commun d’être connues de la plupart d’entre nous. Des morceaux de variétés internationales.
Tout le spectacle de Jérôme Bel prendra cet aspect. Il s’agit d’un procédé simple mais relativement efficace à en voir les applaudissements du public à la fin de la représentation. Un morceau, des lumières figurant une ambiance, des danseurs qui les illustrent ou pas, et un public qui réagit ou pas. Il y a donc dans cette pièce trois personnages principaux. Le régisseur serait le premier d’entre eux. C’est lui qui a le pouvoir de faire danser, d’immobiliser, de faire chanter les danseurs, tout comme il a le pouvoir de nous exaspérer, de nous faire danser, soupirer, chanter, attendre pour qui rentre dans le jeu. Il possède sur sa table de mixage une pile de disques, dont il nous fera écouter un morceau à chaque fois. Un morceau complet. Et accompagnera celui-ci d’une ambiance lumineuse.
La troupe de danseurs est l’autre personnage principal. C’est avec elle que nous allons nous positionner nous spectateurs. Les danseurs ont pour mission d’être l’illustration corporelle des musiques. Illustration réduite à sa plus simple expression. Lorsque se joue la macarena les danseurs enchainent les mouvements qui ont rendu célèbre ce tube d’été. Comme la musique est longue certains spectateurs n’hésitent pas à se lever de leur siège pour eux aussi danser cette chorégraphie.
Jérôme Bel semble vouloir nous convoquer à un grand jeu. Une sorte de quizz musical, auquel il fait correspondre des danses très simples. A nous de voir si l’on entre ou pas dans le jeu. Si l’on choisit de rester au bord du chemin, l’ennui peut alors très vite s’emparer de nous et nous interroger sur l’intérêt de notre présence et de celle des danseurs dans cette grande salle de spectacle.
Le plaisir de danser dans sa cuisine, de chanter dans sa salle de bain ou dans tout autre lieu, est excitant car on est chez soi parfois seul et qu’on se donne totalement de manière spontanée. Ici Jérôme Bel fait danser des danseurs professionnels qui font partie d’un ballet (qui ont sans doute un grand nombre de qualités artistiques et techniques que nous spectateurs lambdas ne possédons pas), comme si ils étaient ces danseurs occasionnels. Des danseurs du « chez soi ». Il est intéressant de voir que c’est lorsque le régisseur, (qui ne semble lui pas du tout être danseur) monte sur scène, se place sous une douche de lumière et envoie une musique comme si il était chez lui, et enchaine quelques pas de danse, avec plus ou moins de conviction, que le public réagit avec joie, et amusement. Ce décalage entre cette personne qui monte sur scène et qui danse seul pour son plaisir a de quoi faire sourire. Il s’essouffle vite après une ou deux chansons lorsque ce sont les danseurs qui dansent de nouveau sur la scène. Le regard des danseurs n’est pas anodin à cette sensation. Ils ont l’air d’hésiter entre réjouissance de danses qui se pratiquent plus en boîte de nuit que sur scène et une sorte d’insatisfaction quant à la danse qu’ils proposent. Ou peut-être que leurs visages ne sont rien d’autre qu’une posture dont est friande la danse contemporaine. Un visage qui ne dit pas grand-chose, qui se coupe de tout affect, qui laisse percevoir un désenchantement. Je suis là et je m’en fous d’être là. Comment interpréter cette façon de s’exposer ?
Enfin le troisième personnage de The show must go on, le spectateur. Car il apparait clairement que le procédé mis en place a pour but de nous faire réagir, d’être les interprètes de ces morceaux. Les danseurs sont plus là pour initier quelque chose, à nous de nous en emparer. De suivre l’impulsion qu’ils nous donnent ou de s’en défaire. En cela le spectacle de Jérôme Bel marque des points. Effectivement, le public réagit. Lorsqu’un des danseurs reste seul sur scène avec son Ipod et qu’il chante sans trop y croire I’ve got the power, un spectateur n’hésite pas à lui dire pour l’encourager: don’t forget you have the power. Dans un silence plus ou moins religieux une spectatrice se met à chanter de l’opéra. Il y a parfois un aspect ludique et jouissif de voir une salle entière comme celle du Théâtre de la Ville, chanter en coeur Yellow Submarine des Beatles ou encore d’allumer briquets et téléphones portables parce que plonger dans le noir le plus total sur un slow. Mais après ? Il reste une sorte d’insatisfaction. On n’emporte rien avec soi. Rien ne reste si ce n’est l’idée de ce procédé basé sur l’interaction… dubitatif.
Fanny Brancourt – Théâtre de la Ville (mai 2010)
©Caroline Ablain