« Vocation » de Solène Cerutti entre danse, foi et sororité

Solène et ses sœurs

Danseuse et chercheuse du corps, Solène Cerutti a franchi les murs épais des monastères pour comprendre celles qui y vivent retirées du monde. Intriguée depuis longtemps par les moniales — leurs gestes, leurs choix, leur mystère — elle entame une immersion où danse, chant et anthropologie s’entremêlent. Ses premières questions sur le corps et la sororité s’effacent vite devant une évidence : la foi. Reste alors à découvrir ce qui, au-delà de Dieu, relie profondément l’artiste à ces femmes.

On la rencontre un midi lumineux dans le foyer d’un théâtre à la manière d’une de ses artistes qui donnent l’impression d’être arrivées là en plein mouvement : ni tout à fait lancées, ni tout à fait immobiles, prises dans cet équilibre étrange où l’on crée. Elle s’installe à la table avec cette joie discrète de celles qui aiment parler du travail, mais qui, au même moment, sont encore traversées par ce que la pièce à venir leur résiste. Solène Cerutti fréquente L’Horizon depuis longtemps — assez longtemps pour se souvenir de l’époque où ici, à La Pallice, il n’y avait même pas de plancher. Juste un espace un peu brut, un peu rêche, où elle créait Gibier, à poil ! en 2013. Elle appartient aujourd’hui au collectif du lieu, y revient régulièrement en résidence, parfois une semaine, parfois plus, comme on retourne sur un territoire nécessaire. L’endroit a changé, elle aussi.

Car si Vocation, la pièce qu’elle commence à façonner, s’annonce comme un nouveau solo, c’est aussi une nouvelle traversée. Elle revient tout juste d’un travail à Cholet, où, avec un costumier, elle avait le sentiment de tenir un fil clair — presque trop clair. Arrivée à L’Horizon, tout se brouille, se noue, se recompose. Elle avance « par petits pas », dit-elle, avec cette manière très à elle de considérer le doute comme une matière de travail. « Peut-être que je suis dans une phase de mauvaise direction », confie-t-elle sans y croire vraiment. Chez elle, le chemin tortueux est souvent le bon.

Son parcours, lui, ne suit pas une ligne droite non plus. Elle rencontre la danse contemporaine en 2000, dans les ateliers étudiants d’Hervé Maigret puis de Laurent Falguiéras. Médaillée d’or en contemporain au conservatoire de La Rochelle en 2004, elle file ensuite en formation au CCN de Maguy Marin, à Rillieux-la-Pape, où le mouvement devient autant une pensée qu’un geste. Elle se nourrit auprès de Yasmeen Godder, Rita Quaglia, Chloé Moglia, travaille pour différentes compagnies de danse et de théâtre. Puis viennent les soli, les premiers prix (Talents Danse Adami), et sa compagnie, fondée en 2006 : L’Œil de Pénélope, un nom qui dit déjà son goût pour les objets singuliers, les territoires humains inattendus.

Car Solène a cette passion de se déplacer — non pas dans l’espace, mais dans le regard. Elle aime rencontrer des gens « à mille lieues » d’elle, qu’ils soient chasseurs à l’arc, femmes de marins, stripteaseuses devenues athlètes de pole dance, ou religieuses cloîtrées. C’est ce goût qui l’avait menée à créer Sandrine ou Comment écrire ENCORE des spectacles quand on est féministe (et qu’on aime la pole dance), succès récent où elle explorait, avec humour et précision, les contradictions d’un corps féminin pris entre désir, regard et empowerment.

Avec Vocation, le déplacement est plus silencieux, plus secret. La pièce n’est pas sur la religion — elle insiste — mais sur les femmes qui deviennent sœurs, sur ce qui les fascine, les attire, les pousse à cet appel. Du XVIIIᵉ siècle à nos jours, riches ou pauvres, contraintes ou volontaires, veuves ou rétives au mariage, toutes partagent ce choix radical : se donner entièrement à Dieu. Elle décrit le voile comme « la main du Seigneur posée sur leur tête », une image saisie quelque part au fil de ses recherches et de ses retraites spirituelles.

Car elle est allée à leur rencontre, incognito, dans des monastères de différentes saisons, différentes lumières. À Cholet, elle a vécu les sept offices du matin au soir, les vigiles à 4h20, les pas feutrés, les voix qui résonnent derrière les grilles lorsque les sœurs demeurent invisibles. Elle raconte cette première fois où elle ne les a entendues que sans les voir, cette rencontre fantasmée, presque irréelle. Un théâtre d’ombres, de bois, de voix.

Comment en faire une pièce ? Elle cherche. Elle tâtonne. Elle assemble ses images : une corde suspendue au grill pour symboliser le lien entre terre et ciel, des bougies, des gestes répétés dans une chapelle, un livre que l’on ouvre au bon moment, une phrase latine vocalisée comme une relique. Pendant le process d’écriture, sous le regard d’Anaïta Pourchot (Cie Dakipayadanza),  elle improvise, filme, écrit. Toujours entre le souvenir et le présent de ses jours passés au monastère et toujours avec cette exigence de ne jamais trahir les femmes qu’elle a observées — sans pour autant chercher leur bénédiction. Le mouvement, ici, veut rester mouvement, même si tout, dans la vie moniale, semble l’entraver, longue robe de nonnes oblige. Ce paradoxe l’attire. « Je veux que la pièce affirme la douceur », dit-elle. C’est nouveau. Chez elle, la douceur n’est pas une concession mais un choix radical, un renversement.

Elle sait déjà qu’il y aura un moment où elle enfilera une robe de sœur. Elle ignore ce que ce geste provoquera — chez elle, chez les spectateurs. Elle sait aussi les craintes, les projections, les malentendus possibles. Elle les connaît : les programmateurs étaient réticents à programmer sa pièce sur la pole dance de peur que le corps y soit trop sexualisé. Pour Gibier, c’était son incursion dans le monde de la chasse qui ne faisait pas forcément rêver les directeurs de théâtre. Finalement les deux pièces furent saluées par le public et la critique. Alors Solène avance avec discrétion, portée par cette conviction discrète : raconter son propre vécu, pas un documentaire, pas une thèse. Une subjectivité assumée.

Dans le foyer de L’Horizon, ce jour-là, elle quitte la table comme elle y est arrivée : dans une tension souple, une forme d’élan intérieur. Solène Cerutti n’est ni une dévote, ni une provocatrice. Elle est une artiste qui cherche à comprendre l’humain — même là où tout semble silencieux, voilé, inaccessible. Et c’est peut-être cela qui rend Vocation si prometteur : l’idée qu’au cœur du cloître, dans les interstices du sacré, une danse peut encore naître. Une danse douce, suspendue, ferme, et absolument vivante.

Le dernier jour de sa résidence, à l’heure où elle offre un premier regard au public, Solène est sereine : « J’en sais un peu plus sur ma pièce en cette fin de semaine » … les voies de la création sont-elles si impénétrables que cela ?

Cédric Chaory

© Hadrien Brunner

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