
Madeleine Fournier, à l’écoute du vivant
En résidence à la Manufacture CDCN Nouvelle-Aquitaine, Madeleine Fournier poursuit sa recherche autour du vivant et du mouvement imperceptible. Avec Growing piece, créé en novembre à l’Atelier de Paris, la chorégraphe souhaite signer une œuvre suspendue entre fixité et métamorphose, où la lenteur devient acte de résistance. Traversée par une sensibilité écoféministe, sa danse, presque végétale, explore la transformation comme un processus vital — entre deuil, régénération et circulation entre les corps, humains et non humains. Entretien.
Growing piece s’ouvre sur une question forte : comment le corps traverse-t-il la mort d’une partie de lui-même pour se régénérer. Quelle est la genèse de ce duo ?
C’est parti de la découverte du mythe des Héliades : sept jeunes femmes d’un âge indéfini qui perdent leur frère, tombé du ciel. C’est une histoire de métamorphose, racontée dans Les Métamorphoses d’Ovide. Ce qui m’a intéressée, c’est ce long deuil qui aboutit à une transformation en peupliers. Souvent, dans la mythologie grecque, la métamorphose est liée à une punition. Là, c’est un aboutissement du deuil. Je trouve cela beau : il y a la mort de ces femmes, mais aussi une forme de vie qui continue à travers la forme arbre. C’est une contrainte de devenir végétal — de devenir fixe —, mais c’est aussi le début d’un nouveau cycle. Une continuité de la vie autrement. Ce rapport entre vie et mort me touche beaucoup, et j’ai voulu le chercher du côté de la chorégraphie.
La lecture d’Ovide est récente ?
Oui, assez récente. L’écho de cette lecture s’est mêlé à mon envie de revenir à une forme plus intime. J’ai beaucoup créé de pièces de groupe ces dernières années — des pièces joyeuses, intenses — et je sentais que ce n’était pas possible d’enchaîner à nouveau sur un grand format. Mais je voulais continuer à creuser mes recherches chorégraphiques et musicales, tout en prenant en compte les restrictions budgétaires que subissent aujourd’hui les compagnies. À cela se sont ajoutées des raisons personnelles : des fins de relation, des pertes… J’ai ressenti le besoin de me confronter à un moment de transition dans ma vie, ce qui faisait aussi écho à ce mythe.
Il s’agit donc d’un duo. Revenir à un format plus restreint, est-ce compliqué après plusieurs pièces de groupe ?
Pas du tout. Ce n’est pas compliqué, mais cela pose forcément d’autres questions, d’autres manières de faire, d’autres problématiques. Ce n’est pas plus contraignant en soi, mais je savais que ce serait une pièce de transition. J’ai envie, à terme, de continuer à travailler avec des groupes, à partager, à transmettre, à être nourrie par les autres, à fabriquer ensemble. Growing piece est une étape, une recherche qui me servira ensuite pour d’autres pièces collectives.
Le titre même, Growing piece, évoque une pièce en cours de croissance, de fabrication. Je joue sur ce double sens : Growing comme la croissance, le fait de grandir, de pousser et Growing piece comme une pièce en cours, en processus. Je cherche à ouvrir de nouveaux terrains tout en poursuivant certains axes de recherche.
Le plus évident est sans doute la collaboration avec Julien Desailly, le musicien de Branle. J’avais envie de creuser encore cette relation entre chorégraphie et musique. Nous avons des choses à développer ensemble, et c’est très joyeux de prolonger cette collaboration.
Vous évoquez le geste d’“arracher une racine” pour parler du deuil.
Oui, cela rejoint ce que je disais : ouvrir de nouvelles pistes, défricher de nouveaux terrains d’interprétation. Cette pièce est pour moi l’occasion de me dépasser dans certains registres. Je m’intéresse toujours à la transe, à la variation et à la répétition du motif, mais ici, il y a quelque chose de plus intime, de plus affectif, une dimension performative que j’ai envie d’explorer davantage.
Je ne souhaite pas trop en dire pour ne pas dévoiler la pièce, mais c’est une forme de dépassement de soi, d’exposition. Cet “enracinement”, ou cet “arrachage de racine”, c’est une manière de m’emmener vers l’avant, et emmener le travail avec moi.
Growing piece se situe dans une tension entre fixité et mouvement, torpeur et vitalité. Vous vous inspirez notamment de vidéos de croissance végétale ?
Oui, il y a un travail sur la lenteur — mais pas seulement. Ces mouvements des végétaux ont été un point de départ de la pièce. Cela fait partie de mes outils de création et de transmission : observer les tropismes, ces mouvements des plantes qui croissent en fonction de stimuli extérieurs (gravité, lumière, eau, toucher). Je voulais explorer le lien entre le mouvement végétal et le mouvement du corps humain. Entrer dans ce temps et ce rythme du végétal, et voir comment cela peut créer une analogie avec le mouvement des affects, avec notre intériorité sensible.
Vous concevez cette œuvre comme un processus, ouverte, en évolution ?
Oui. La pièce est écrite, mais je cherche à créer un terrain où l’expérience puisse vraiment se faire sur le moment — quelque chose de réel, dans la relation entre moi, en tant qu’interprète et performeuse, et le public.
Et le rapport musique/danse ?
L’écriture fixe des rendez-vous, des points de départ, des arrêts, mais elle laisse aussi de la place au jeu, à l’improvisation. C’est toujours un équilibre entre les deux. La danse et la musique sont ici en fusion totale. Nous avons travaillé ensemble tout du long pour Growing piece, très peu séparément : l’écriture est commune. Ce qui nous relie, c’est le rythme, cette zone de rencontre entre le corps, le chant et la musique. Je chante deux morceaux, toujours autour de la métamorphose et de la persévérance : continuer à croire, à mettre de l’énergie dans ses rêves, malgré les contraintes et les affects.
Vous utilisez aussi une cornemuse des Balkans ?
Oui, il en existe une grave et une aiguë. La cornemuse blanche, la plus grave, ressemble un peu à un poumon. Elle vient de Bulgarie, tout près de la Grèce — on dit que c’est le pays d’Orphée. La légende raconte que cette cornemuse est le poumon d’Orphée rejeté par la terre après sa mort.
On retrouve là la question de la métamorphose, mais aussi celle du souffle, du corps qui prend vie quand on lui insuffle de l’air. Les sons évoquent des pleurs, des cris, de la parole, des gémissements. J’aime cette hybridité : c’est un instrument à la fois humain, animal et végétal.
On perçoit dans ton travail une dimension écoféministe, une attention au vivant, à la continuité entre humain et végétal.
Oui, un livre m’a beaucoup inspirée au début de la recherche De la génération d’Emilie Hache. Il évoque cette idée de temps cyclique que nous avons perdue de vue : la religion chrétienne a instauré un temps linéaire — mort et résurrection du Christ — alors que, dans les temps païens, le cycle était plus présent.
Je n’ai pas grandi dans cette pensée, et découvrir cela m’a fait du bien : comprendre qu’on peut vivre en intégrant ces passages de deuil, de perte, de renouveau. D’un point de vue organique, nous-mêmes nous régénérons sans cesse, sur le plan cellulaire notamment. Etre vivant c’est être embarqué dans ce cycle de vie et de mort invisible mais bien réel.
Enfin, que souhaitez-vous que le public emporte avec lui après avoir traversé Growing piece ?
Bonne question… Je cherche toujours à créer une expérience, une forme d’empathie corporelle et affective. Que cela puisse nous rendre plus sensible, nous ouvrir à ce qui nous traverse. Le temps de la représentation est pour moi un rituel. Je n’ai pas de religion, mais en tant que spectatrice, je vais au spectacle pour chercher une forme de spiritualité, de communion avec les autres, pour me connecter à des choses invisibles, irrésolues.
C’est ce qui me tient à cœur : cette énigme d’être là et d’expérimenter cette incongruité ensemble. J’envisage la pièce comme une traversée de l’ombre à la lumière, une métamorphose à la fois subie et qui régénère. C’est ce que j’espère offrir avec Growing piece.
Propos recueillis par Cédric Chaory
©Maxime Bony
Growing piece : Première les 5 et 6 novembre à L’Atelier de Paris – CDCN