
Ayelen, la fureur de rire
Chorégraphe argentine installée à Bruxelles, Ayelen Parolin explore depuis vingt ans les zones de tension entre chaos et structure, instinct et précision. Nouvelle artiste associée à La Coursive – Scène nationale de La Rochelle – et à Mille Plateaux, Centre chorégraphique national, elle prépare actuellement Irresistible Revolution, une pièce pour douze interprètes où se déploie toute la puissance de sa recherche sur le collectif, la vitalité et l’imprévisible. Rencontre avec une créatrice qui pense la danse comme un acte de résistance joyeuse.
Vous racontez souvent qu’enfant, vous aimiez “sortir de derrière le rideau” pour être sur scène. Que reste-t-il aujourd’hui de cette impulsion instinctive à vous exposer, à vous livrer au regard de l’autre ?
J’essaie constamment de revenir à cet endroit-là, à cette impulsion première. Je travaille autour de ce désir originel, en cherchant à comprendre pourquoi et comment on choisit ce métier. Souvent, la réponse se trouve dans l’enfance — dans ses rêves, ses fantasmes, ses premières émotions face à la danse. C’est un va-et-vient permanent entre les souvenirs et les désirs : comprendre comment ce désir initial continue d’exister à l’âge adulte, et comment il se transforme.
Petite, je passais énormément de temps devant un miroir. À l’époque, les iPhones n’existaient pas encore — heureusement ! — alors je jouais avec mon reflet. Je faisais des grimaces, des visages étranges… C’était un moment de pure créativité. Je n’en garde pas un souvenir très précis, mais j’essaie de retrouver cette mémoire diffuse, cet état d’invention libre. Le fait que ce souvenir soit flou me donne envie de le compléter, de le réinventer.
J’ai passé beaucoup de temps seule, dans mon univers. J’étais une enfant assez asociale — aussi bien avec les humains qu’avec les animaux. C’est ma mère qui a décidé de m’inscrire à un cours de danse pour m’aider à m’ouvrir un peu plus. Le choc a été rude : passer du silence de ma chambre aux classes de danse très disciplinées, c’était difficile. Au début, j’ai détesté ça. Et puis j’ai rencontré une professeure de danse qui a su me stimuler, notamment en me disant que je n’étais ni souple ni vraiment “faite” pour la danse. Cette remarque m’a piquée au vif : j’ai commencé à m’entraîner sans relâche pour réussir le grand écart. C’est à ce moment-là que la discipline a commencé à m’intéresser.
Il y a eu plusieurs phases dans mon apprentissage : adolescente, j’ai arrêté, puis repris. Je me posais souvent la question du sens — à quoi servait la danse ? Je trouvais parfois cet art un peu égocentrique. Mais en arrivant en Europe, j’ai découvert une autre dimension : la danse comme art politique, subversif, capable d’interroger la société. Et ça, ça m’a profondément plu.
Votre parcours navigue entre la rigueur du ballet et la liberté des danses populaires, entre structure et débordement. Comment cette tension entre contrôle et lâcher-prise nourrit-elle votre écriture chorégraphique ?
C’est sans doute la base même de mon travail. En tant que chorégraphe, j’ai traversé plusieurs étapes. Mon premier solo, en 2023, est né à un moment où je venais d’enchaîner les échecs aux auditions. J’étais épuisée de ne pas “rentrer dans les cases”. C’est La Ribot, alors intervenante à Exerce à Montpellier, qui m’a encouragée à créer ce solo 25.06.76. Ce fut en quelque sorte une carte de visite, une manière de me présenter autrement. J’avais le sentiment que les gens ne me voyaient pas vraiment — ou ne savaient pas quoi faire de moi. Avec ce solo, j’ai compris que je pouvais être multiple.
J’avais déjà dansé à la télévision, suivi une formation classique… tout cela m’appartient, et chacun de ces univers me définit un peu. Cette pièce était un travail sur l’identité, brut, parfois humoristique, parce que je me moquais aussi de moi-même. J’y questionnais le sérieux du geste, en jouant sur la dérision.
Pendant longtemps, j’ai refusé toute forme de structure. Puis j’ai fini par trouver un équilibre dans ce que j’appelle un “chaos organisé”. Je travaille beaucoup par collage : j’aime associer des éléments qui, a priori, n’ont rien à faire ensemble. Par exemple, partir d’une pièce très écrite, avec un vocabulaire précis, et lui greffer un autre langage chorégraphique. Que se passe-t-il alors ? Souvent, on nous apprend à assembler les choses selon des logiques préétablies — “ça va avec ça” — mais moi, j’aime désorganiser ces “packages”.
Les danses populaires, elles, me reconnectent au plaisir simple de danser. C’est une stratégie pour déplacer le regard, pour amener d’autres codes dans le studio : la complicité, la légèreté, la joie du mouvement partagé.
Depuis WEG, SIMPLE puis ZONDER, votre travail semble s’être déplacé vers un espace plus décomplexé, empreint d’humour, d’absurde et d’énergie brute. Comment définiriez-vous cette évolution ?
C’est sans doute quelque chose de culturel. En Argentine, tout est souvent tellement catastrophique que nous apprenons à en rire. La situation politique y est effrayante, mais le rire devient une manière de tenir, de résister, d’en faire fi. Je me suis rendu compte que cette capacité à rire, à jouer avec le tragique, ouvrait des portes. L’humour crée des liens, il permet une forme de légèreté, une connexion immédiate avec l’autre. Et puis, je crois que je ne sais pas faire autrement.
Et cet humour est-il universel ? Tous les publics réagissent-ils de la même manière à l’humour de vos pièces ?
Non, et c’est justement ce qui m’intéresse. Certains publics ne perçoivent pas la dérision tout de suite — il leur faut un peu de temps. Mais il faut aussi comprendre qu’une pièce comme SIMPLE, par exemple, contient de l’humour, sans pour autant s’y réduire. Même quand le public ne rit pas, quelque chose d’autre circule, d’autre chose se joue.
Les réactions varient beaucoup selon les pays. En Italie, le public rit moins qu’en Allemagne. Au Mexique, les spectateurs deviennent très sages dès qu’ils entrent dans le théâtre — mes pièces ont parfois pu leur sembler irrespectueuses au premier abord, avant qu’ils se laissent embarquer.
Je me souviens aussi d’une représentation à Bordeaux où le public était littéralement hilare du début à la fin. C’était assez déstabilisant pour les interprètes, mais la structure du spectacle étant très rigoureuse, ils ont continué à dérouler leur partition, tout en s’amusant de ce débordement. Ce soir-là, il y a eu un véritable lâcher-prise : le public réagissait, commentait, criait… c’était un ping-pong d’énergie assez fou.
Vous revendiquez dans votre travail une forme “d’animalité”, une physicalité instinctive. Qu’est-ce que cette dimension révèle selon vous de la nature humaine et du corps en mouvement ?
J’adore observer les animaux. Leur manière de bouger est d’une justesse instinctive, presque parfaite. Rien n’est calculé, tout est organique. J’ai une envie très forte de retrouver cela dans la danse : que le corps soit moteur, qu’il agisse avant que la tête ne pense.
J’aime beaucoup les réflexions de Richard Sennett dans Ce que sait la main. Il y remet en question la distinction qu’Arendt établissait entre animal laborans et homo faber. Pour Sennett, l’intelligence n’intervient pas après le geste, mais pendant le geste. C’est en faisant que la pensée se déploie — dans cette interaction entre la main, la matière, la sensation et la réflexion. Cette idée me parle énormément, parce que dans mon travail, c’est le corps qui pense, qui comprend, qui réfléchit à sa manière.
Chez les animaux, comme chez les enfants, il y a quelque chose de très pulsionnel, de primaire, qui me fascine. Ce rapport direct à l’action, à l’instinct, me semble profondément humain. J’aime naviguer entre ces deux pôles : le corps instinctif et le corps construit, le brut et la maîtrise. C’est dans ce va-et-vient que naît, pour moi, la véritable intelligence du mouvement.
Avec Irresistible Revolution, vous imaginez douze interprètes emporté·es dans un tourbillon de danses “disharmonieuses et débordantes”. Qu’est-ce qui vous a guidée vers ce collectif, et pourquoi ce nombre de douze ?
Je pense que Malon, la pièce créée avec le Ballet de Lorraine, a été pour moi une véritable révélation. C’était la première fois que je travaillais avec un groupe aussi large — un rêve, mais aussi une grande peur. Je ne savais pas si ma manière de travailler, habituellement plus intime et intuitive, allait pouvoir fonctionner à cette échelle. Finalement, cette contrainte s’est révélée incroyablement fertile. Il y avait un effet de démultiplication : tout devenait plus intense, plus vivant. J’avais déjà imaginé des pièces pour sept, huit ou neuf danseurs, mais Malon a été un véritable déclencheur.
Aujourd’hui, en tant qu’artiste associée au Théâtre National de Bruxelles, j’arrive à la dernière saison de mon compagnonnage, avec la possibilité d’utiliser leur grand plateau. Il m’a semblé évident d’y faire évoluer une nouvelle pièce de groupe.
Le premier jour de répétition de Malon reste gravé en moi : certains interprètes sont immédiatement entrés dans mon univers, d’autres sont restés plus en retrait, et puis, peu à peu — d’une manière que je ne contrôlais pas — j’ai senti la compagnie tout entière se rassembler autour du travail. Chacun gardait son individualité, mais un collectif s’est formé, organiquement. C’est de là qu’est né mon désir de poursuivre cette exploration : un collectif traversé par des individualités, un ensemble vivant plutôt qu’un groupe homogène.
Je me souviens aussi d’une scène à Montpellier, à mes débuts en France. Je ne parlais pas encore bien français, et un jour, dans la rue, j’ai croisé une fanfare. Je les ai regardés, fascinée, puis sans m’en rendre compte, je me suis mise à danser avec eux. J’étais portée, emportée par ce groupe auquel je n’appartenais pas. Pour moi, c’est ça, la révolution irrésistible : un élan d’individus qui fait corps, qui devient groupe, et qui crée une fête politique — pas rigide, mais joyeuse, vibrante, et pourtant profondément politique. C’est de là qu’est née l’amorce du nouveau projet.
En en parlant autour de moi, on m’a conseillé plusieurs lectures qui ont nourri cette réflexion. Pleasure Activism d’Adrienne Maree Brown m’a beaucoup marquée. Elle y parle de ce qu’elle appelle la “révolution irrésistible” : un espace où la joie collective, le plaisir et les corps se rejoignent pour libérer de nouvelles formes de résonance sociale.
Dans Joyful Militancy, Carla Bergman et Nick Montgomery développent une idée proche : le plaisir et la transgression collective ne sont pas qu’une célébration des corps, mais un acte politique à part entière — joyeux, radical, émancipateur. Dans Dancing in the Street, Barbara Ehrenreich parle aussi de danse comme un danger — et j’aime aussi beaucoup cette idée. Tout cela a profondément nourri mon désir de créer une œuvre où le collectif devient à la fois un espace de fête et de résistance.
La pièce s’inspire aussi de l’esprit du carnaval, de la murga et des fêtes populaires de Buenos Aires. Comment ces souvenirs d’enfance ont-ils ressurgi dans votre travail d’aujourd’hui ?
La première fois que j’ai participé à un corso (ces défilés de carnaval dans les quartiers de Buenos Aires), j’ai eu le sentiment que tout ce qui est normalement interdit devenait soudain possible. On se jetait de la mousse à raser, de l’eau, on criait, on riait — c’était le chaos joyeux absolu. Enfant, l’un de mes grands fantasmes était de danser dans ces défilés, de faire partie de cette fête collective.
L’esprit du carnaval et de la murga — cette tradition populaire mêlant musique, danse, ironie et satire sociale — est effectivement une des pistes que j’explore dans Irresistible Revolution. Mais vous savez, j’aime bien quand on part avec une intention et qu’on finit par faire quelque chose de totalement différent. L’erreur, les imperfections, les décalages par rapport à nos attentes sont pour moi très inspirants.
Par exemple, pour ma deuxième pièce Troupeau/Rebaño, je travaillais sur l’animalité. J’ai suivi un rituel censé révéler son “animal de pouvoir” à travers les rêves : avant de dormir, je l’appelais mentalement, persuadée qu’un aigle allait apparaître… et c’est Hello Kitty qui est venue ! (rires). Sur le moment, j’étais un peu déçue, bien sûr, mais en même temps, ça m’a fait énormément rire. Finalement, cette surprise disait beaucoup de choses sur moi, sur le rapport entre puissance et douceur, sur la projection qu’on se fait de soi-même. Je crois que c’est un peu l’histoire de ma vie : on attend quelque chose, et c’est tout autre chose qui arrive. Il faut composer avec ça. Je pensais travailler sur des animaux féroces, et j’ai fini par travailler sur… des moutons. Et c’est très bien comme ça.
Propos recueillis par Cédric Chaory
Visuel : Francois Declercq