
JOUIR.E — Work (in) Progress : le plaisir suspendu
Marion Barbeau, ex-première danseuse du Ballet de l’Opéra de Paris, défait méthodiquement sa propre légende. JOUIR.E, signé César Vayssié, artiste associé du Mille Plateaux – CCN La Rochelle, n’est pas un strip-tease au sens trivial du terme, mais un spectacle qui se dépouille de tout artifice jusqu’à l’os. Entre extase et vacuité, la danseuse s’y met à nu — non pas son corps, mais son image. La danse devient ici l’ultime parodie d’elle-même, un rituel contemporain où la jouissance dissimule à peine un vertige existentiel. Un point de vue sur une œuvre en cours, incroyablement intrigante.
Il y a des soirs où l’on se demande si la civilisation occidentale n’a pas tout simplement décidé de danser sa propre agonie. À la chapelle Fromentin, dans un lieu jadis consacré à Dieu et désormais reconverti en centre chorégraphique, Marion Barbeau — ex première danseuse de l’Opéra de Paris — présentait JOUIR.E, un “spectacle métaphysique” dont le titre, à lui seul, aurait dû nous mettre en garde.
Elle entre d’abord avec un fracas maîtrisé, un mélange de grâce et de désordre qui trahit l’entraînement classique et l’envie d’en sortir. Puis, sans avertir, elle s’effondre. Pas un effondrement tragique, plutôt celui d’un corps qui se souvient d’avoir été admiré trop longtemps. Elle se relève, se gratte le coude. Ce geste reviendra, obsessionnel, comme un tic nerveux ou un rappel du réel : le corps, ce misérable organisme, persiste au milieu des concepts.
Derrière elle, un t-shirt blanc orné du sempiternel visage de Marilyn Monroe par Warhol. Symbole pop paresseux, sans doute, mais efficace : la star consumée, l’icône sacrifiée, l’éternel féminin écrasé sous son propre éclat. La voix off qui commente la scène — neutre d’abord — égrène les gestes de la danseuse avec la précision d’un script radiophonique : elle marche, elle s’arrête, elle se gratte, elle tombe. Puis la voix déraille et le discours part en smurf. Il évoque le streaming, Shein, un doigt dans le cul…
Le public rit, un peu jaune.
Marion Barbeau quitte la scène, claque la porte. Geste de rupture ou simple exaspération ? Peu importe. Elle revient, cette fois travestie en poupée pop : talons, short à paillettes, Kylie Minogue version pénitente. La voix, maintenant, lui ordonne ce qu’elle doit faire. Elle obéit telle une femme manipulée, une danseuse comme pantin, l’artiste prise dans le mécanisme de la représentation. Ce serait convenu si Barbeau n’était pas si sincèrement épuisée.
Ça bascule ensuite dans la confession. La danseuse raconte sa vie de danseuse, d’une parfaite monotonie : Je mange, je dors, je répète. C’est tout. Elle ne nous dira pas les potins de Garnier. Qui couche avec qui ? Préférant mettre son quotidien en miroir avec celui d’une paysanne : nourrir, manger, subir. « Je donne au chat, aux poules et aux cochons ». Deux existences vouées à la répétition et au service. À ce moment précis, le public cesse de sourire. Si la danseuse classique flirte en boite, la paysanne, elle, subit les assauts nocturnes d’un homme. Son père ?
Puis la danse devient sexuelle, presque vulgaire. Le corps s’expose, la bouche s’ouvre. En bruit sonore, onomatopée et bruits de pet terminent de salir la presque étoile. Elle finit crucifiée, bras en croix, sous la lumière blanche de la chapelle. On pourrait rire de ce Christ chorégraphique, mais il y a quelque chose de sincèrement désespéré dans cette posture. Ce n’est plus une provocation : c’est une prière épuisée.
Plus tard, elle chante — Velvet Underground, bien sûr, car tout artiste d’aujourd’hui semble condamné à s’excuser de vivre en citant Lou Reed. Et puis, presque comme un aveu, elle dit : Des gens me regardent. Ils attendent que l’artiste que je suis fasse quelque chose. C’est un mensonge que je vais exécuter.
Aussi, dans ce monde saturé de performances, JOUIR.E ne montre pas une femme qui jouit — mais une femme qui sert de jouissance : pour le public, pour son chorégraphe, pour les institutions. C’est une œuvre sur la possession du corps féminin, mais aussi sur la servitude de tout artiste qui veut plaire à son époque.
Marion Barbeau ne joue pas la fatigue : elle la porte. Et lorsque le spectacle s’achève, elle reste seule, haletante, sur le sol de la chapelle, à chanter une ultime chanson dont les paroles défilent sur l’écran de son téléphone. Juste une conscience nue, lucide, de ce qu’est aujourd’hui l’art : une servitude consentie, offerte à un public qui ne sait plus très bien ce qu’il attend, sinon le spectacle de sa propre chute.
JOUIR.E fera partie de Festivall, trilogie improbable réunissant ce solo, un duo avec Marlène Saldana et Jonathan Grillet et un trio avec Eléna Lecoq, Clara Baumzecker et Cyprien Boon.