
Focus Danse Élargie au Théâtre de la Ville : Générations croisées, corps à l’épreuve du temps
Il est des plateaux qui, à eux seuls, racontent une histoire du geste et du corps, comme une archéologie vivante de nos désirs, de nos résistances, de nos partages. Le Théâtre de la Ville de Paris, du 4 au 25 septembre, ouvre ses portes à un cycle ambitieux et sensible : « Focus Jeunes Créateurs – Générations Danse Élargie ». Quinze ans d’histoire d’un concours devenu repère, quinze ans de corps en lutte contre l’uniformité.
On sait combien la scène de Danse élargie, depuis 2010, fut et reste un vivier de singularités. Chaque proposition est un écart, un pas de côté, une réécriture du commun. Et cette édition anniversaire ne déroge pas à la règle. Cinq programmes comme cinq fenêtres ouvertes sur le présent, chaque plateau laissant vibrer la question de la transmission : que fait une génération à la suivante ? Que retient le corps de ses prédécesseurs ?
Noé Soulier, en 2010, signait Petites Perceptions – un trio à la précision chirurgicale, qui posait déjà les jalons d’une écriture cognitive, presque spéculative : le mouvement y est pensé comme une énigme à déplier. Quinze ans plus tard, Soulier est directeur du CNDC – Angers ; mais sur ce plateau, ce sont ses premiers émois chorégraphiques que l’on retrouve, vivifiés par la mémoire du geste.
Face à lui, Maud Blandel, finaliste de 2016, orchestre La Rumeur pour vingt étudiants du CNDC : une onde collective, des gestes qui se contaminent, se déforment et se reforment – comme si la matière même du corps se rebellait contre l’idée de norme. Une autre filiation, résolument vivante.
Le Britannique Liam Francis, figure magnétique vue au Ballet Rambert, explore dans A Body of Rumours la communauté comme terrain mouvant : comment s’appartient-on mutuellement ? Comment le groupe nous façonne-t-il ? Ici, l’intime s’invite au cœur du collectif, et l’énergie jaillit de ce lien incandescent.
Le théâtre, lui aussi, trouve sa place dans cette cartographie élargie. Avec Jaber Ramezan, dont la verve dramatique fait vaciller les certitudes. Boundaries of Bodies et Born Again sont deux fables du déraillement, où l’humour et l’absurde viennent fissurer la gravité. On y lit la tension de nos déterminismes, l’acharnement à se libérer de ce qui nous assigne. À chaque scène, un sursaut.
Et puis, il y a les univers plus troubles, presque hantés, de Rebecca Journo et Annabelle Dvir. La première, dans L’Heure du thé, tisse un théâtre de tableaux photographiques : femmes disparues, identités fragmentées, beauté vénéneuse. On pense à Francesca Woodman ou Diane Arbus : c’est la danse qui devient image, et l’image, corps. La seconde, avec F I C T I O N S, pousse le cri jusqu’à l’incantation. Rites furieux, corps exultants : une féminité qui refuse la tiédeur, embrasse la fureur.
Dans ce Focus Danse Élargie, il y a donc plus qu’une rétrospective. C’est une traversée sensible, un geste d’hospitalité : hier éclaire aujourd’hui, et l’aujourd’hui promet déjà demain. On y entre comme dans une mémoire commune, et l’on en ressort traversé d’élans, de questions, et peut-être, de l’irrésistible désir d’un corps enfin délivré de ses carcans.
Il y a aussi la transmission. Il est toujours fascinant d’observer ce moment délicat où une œuvre, née dans l’intimité d’un studio, s’ouvre soudain à d’autres corps, d’autres langues, d’autres paysages. Trois équipes lauréates de Danse élargie franchissent aujourd’hui ce seuil : elles prolongent leur geste initial par l’acte fondamental de la transmission – comme si chaque création, pour grandir, devait trouver un nouvel abri dans la mémoire vive d’autres interprètes.
Ainsi Bouffées, de Leïla Ka, dont le succès sur les plateaux français n’est plus à dire, s’envole vers l’Allemagne. Le Ballet de Wiesbaden accueille cette pièce fiévreuse, la réinvente à son échelle, la redonne à voir dans une respiration collective. C’est la danse comme un exil volontaire : elle s’adapte, se transforme, se glisse dans des corps qui n’ont pas la même histoire – et pourtant, le battement reste le même.
À Heidelberg, la transmission se fait hommage. Ioanna Paraskevopoulou, lauréate en 2022 et déjà membre du jury en 2024, est invitée par le Dance Theatre Heidelberg à créer Unseen Horses. Un titre comme un murmure : elle y célèbre les foleys du cinéma, ces bruiteurs de l’ombre dont les gestes minuscules créent tout un monde de sensations. La danse devient ici une oreille, un corps sonore ; elle donne forme à ce que, d’ordinaire, l’on ne perçoit qu’à demi-mot.
Et puis, à Paris, Production Xx fait de Gush is Great – cette ode à la lenteur, à l’expansion patiente – une marée humaine. La pièce, née d’un jaillissement presque fragile, se dilate, se propage : ce sont désormais les étudiants du Conservatoire de Paris qui s’en emparent. Chacun prolonge le flux, chacun devient relais de cette simplicité obstinée.
Ainsi va la transmission : comme un courant souterrain qui relie les générations, les géographies, les imaginaires. Une œuvre ne vit jamais seule. Elle voyage, se recompose et, dans l’élan même qui la fait quitter son nid, révèle la vitalité profonde de nos corps partagés.
Au Théâtre de la Ville, la danse se souvient – mais ne se répète jamais.
Cédric Chaory
© Maxime Leblanc