
Passing : rituel de feu pour tribu en sueur
Ballet BC, tribu incandescente née à Vancouver en 1986, balance du contemporain comme d’autres lancent des éclairs. Sous la houlette du magnétique Medhi Walerski, la compagnie déploie une danse tellurique, sensuelle, sauvage. Chaque apparition est une secousse vive, une pulsation de chair, de nerf et d’âme. Avec Passing de Johan Inger, elle brûle littéralement la scène. Le suédois affûté par le Nederlands Dans Theater y mélange ironie, poésie, brutalité, humour et douleur, sans jamais s’excuser et propulse tout ça sur scène. Le BC y fait alors des étincelles, propulsant tout ça sur scène, dansant comme on rêve : en désordre sublime.
Ils entrent. Ils traînent. Ils versent. Des cendres ? De la terre ? De la mémoire ? De la matière humaine ? Peu importe. Ce qui est sûr, c’est que Ballet BC (en lettres majuscules, comme une institution divine ou un cri de protestation) nous catapulte dans une farce cosmique : Passing, de Johan Inger. Et le chaos commence. Vous voyez, c’est ça la vie, non ? D’abord on verse des cendres. Ensuite on danse. Puis on accouche de dix-huit êtres humains qui roulent au sol, traversent l’espace, crient, rient, vivent. La scène devient matrice, terrain de jeu, terrain de guerre, terrain vague. Tout le monde est en sous-vêtements à un moment donné, et ce n’est pas un détail : c’est un manifeste.
Les corps ? Déchaînés. Les danseurs ? Un plaisir bestial à regarder. De l’énergie brute, des nerfs en feu, des fou-rires qui éclatent comme des bombes. Inger ne veut pas plaire : il veut provoquer, et parfois il y parvient si bien qu’on oublie même qu’on regarde de la danse. On rit — oui, RIRE, ce grand absent des scènes contemporaines. Mais ici, on se moque de tout, même de la danse elle-même. C’est une métadanse. Un pied de nez au sacré, un doigt d’honneur à la linéarité.
Est-ce trop long ? Bien sûr que oui. Est-ce que ça se désintègre au milieu dans une soupe narrative où une chorale a cappella flotte comme une algue morte dans l’océan d’absurde ? Évidemment. Mais c’est précisément ce flottement, ce manque de structure, cette sensation que rien ne va nulle part qui touche à quelque chose de profondément vrai. Une société se forme et se défait devant nos yeux, en temps réel. Tout est déséquilibré, puis magnifiquement recomposé, comme un enfant qui construit et détruit le même château de sable pendant une heure.
La musique (merci Amos Ben-Tal) passe de la guitare en apesanteur à des nappes sonores qui pourraient aussi bien accompagner une naissance que l’effondrement du cosmos. Il y a du folk, du jazz, du Bernard Herrmann en mode LSD, et même des claquettes, comme si Gene Kelly ressuscitait en posthumaniste ironique. Et cette fin : une pluie de cendres ou de neige (on ne sait plus) qui tombe pendant que les corps s’effondrent, rampent, roulent. Apocalypse douce. Beauté macabre. C’est presque insoutenable — et pourtant on ne veut plus cligner des yeux. Oui, il y a trop de vignettes. Oui, certaines scènes s’égarent. Oui, parfois c’est un peu “le cabaret de la naissance à la mort”, trop appuyé, trop facile. Mais ce serait se tromper que d’y chercher un fil rouge. Inger n’enfile pas les perles. Il les jette, les brise, les piétine, et voilà que la danse jaillit des éclats.
Le miracle ? Malgré ses défauts (et à cause d’eux), Passing finit par faire exactement ce que la danse devrait faire : nous rappeler que nous sommes vivants. Que nous sommes ridicules. Que nous sommes beaux. Que nous sommes faits de cendres et de lumière, d’ombres et de confettis. Que parfois, ça suffit.
Cédric Chaory
©Luis Luque