Les Plateaux de La Briqueterie

La semaine dernière avait lieu la 25ème édition des Plateaux de la Briqueterie, à la Briqueterie CDCN du Val de Marne de Vitry sur Seine. L’ occasion pendant trois jours de découvrir de nouveaux spectacles, des chorégraphes émergeants et d’autres connus et reconnus sur la scène chorégraphique internationale. Deuxième journée de ces Plateaux riches en propositions.

En ce vendredi ensoleillé, c’est le tandem Jonas-Lander qui démarre cette journée de danse. Avec leur spectacle Adorabilis, ils nous plongent (et c’est peu de le dire) dans un univers fantasmagorique, ou pas ?, aux personnages proches de ceux du peintre Jérôme Bosch. Jonas Lopes, Lander Patrick et Lewis Seivwright incarnent une espèce de mollusque l’Adorabilis, ayant pour qualité de se déplacer presque uniquement en groupe, tout en faisant des mouvements synchrones. Le torse nu, des chaussettes roses aux pieds, serrés dans un leggings décoré de motifs noir et blanc, le visage légèrement transformé par une sorte de bas résille, ils évoluent la plupart du temps, c’est selon, sur la pointe des pieds ou à quatre pattes. Le geste précis rappelant parfois le voguing, l’Adorabilis explore l’espace et ses hauteurs. Tels des rituels dansés, le trio inventent postures et gimmicks créant ainsi une grammaire propre à ce poulpe, semblant jouir par là-même en permanence du mouvement qui les anime. Il y a du jeu chez ce mollusque à l’œil géant régissant les faits et gestes de ses tentacules. Ou peut-être d’autres choses ?

Ce trio créé par Jonas et Lander amuse, interpelle, étonne et pourtant malgré ces qualités, il est difficile de saisir le chemin qui le meut. Quelques instants de folie poétique émergent mais sur la durée du spectacle, ces derniers se délitent et se perdent. L’univers artistique et l’imaginaire des deux chorégraphes Jonas et Lander sont foisonnants mais pas toujours lisibles. Peut-être faut-il prendre Adorabilis comme un objet chorégraphique non identifié ? Et se laisser traverser, sans autre attente.

L’après-midi se poursuit avec un univers complètement différent de celui de Jonas et Lander.

En effet, Ingrid Berger Myhre nous propose Blanks, sa dernière création. La jeune chorégraphe norvégienne use de différents outils (la vidéo, l’écriture, la musique, le scotch, un ballon…) comme autant de prétextes à créer du mouvement, à faire du corps un corps dansant et à le regarder comme tel. La danse d’Ingrid Berger Myhre émane de mesures, d’écoute, de sensations, de projections. Elle est en mouvement permanent même lorsqu’elle ne bouge pas vraiment ou lorsqu’elle se cache du public. On perçoit chez cette jeune femme une acuité vitale. Le moindre geste est lié à des signes qu’elles développent aussitôt qu’ils apparaissent ou qu’elle les fait apparaître. Le corps souple, léger, elle dégage l’espace, le travaille comme une matière sensible à l’image d’une sculptrice.

Blanks est un spectacle non spectaculaire. Tout y est écrit et pensé fortement. Et c’est peut-être là que le bas blesse ! La légèreté avec laquelle Ingrid Berger Myhre déploie ses procédés et processus, nous entraine dans cette façon de voir la danse et de s’interroger sur le moment où elle apparaît. Mais rarement, nous nous sentons concernés par les sensations qu’elle traverse. Le spectateur est en dehors de la matière même. Blanks développe une sorte de contrariété pour celui-ci. Ce spectacle met en mouvement la danseuse-interprète et l’on s’amuse de tous les argumentaires et outils dont elle use pour ce faire, mais dans un même temps il y a une forme de neutralité et de froideur dans ses processus qui nous laisse pantois. Une faible empathie s’exprime, car nous sommes amusés de la voir s’amuser mais de là à être dans l’émotion, la sensation ou le ressenti à proprement parler, il y a un grand fossé. Le travail d’Ingrid Berger Myhre est assez conceptuel et ne s’enquiert pas de raconter une histoire, de nous faire partager des émotions liées à des états de corps. Il en est ainsi et il doit donc être pris comme tel, même si les attentes sont parfois autres.

Le soleil est encore là. Les spectateurs sont alors invités à rejoindre le parvis de la Briqueterie où Louis Barreau s’apprête à danser son boléro. Bolero Bolero Bolero pour 1 performeur, est la version de ce chorégraphe, danseur et musicien formé au conservatoire de La Roche-sur-Yon. L’écriture chorégraphique de Louis Barreau émane avant toute chose de l’ostinato rythmique de la partition du Bolero de Ravel. Pendant près de 20 minutes, il va ainsi décliner sa phrase chorégraphique dans l’espace. A l’horizontale ou à la verticale, cette dernière s’inscrit et se développe dans l’espace avec une intensité grandissante. La composition de Ravel est tellement puissante que s’y confronter relève du défi. Louis barreau nous propose donc une partition dansée s’appuyant parfaitement sur la musique et qu’il déplace de manière minutieuse, la faisant spiraler. La phrase chorégraphique répétée, accumulée, déplacée crée ainsi une figure fractale. Ce n’est alors plus le corps qui se meut mais la musique qui meut le corps et le transporte d’un espace à l’autre, d’une hauteur à une autre jusqu’à l’ultime ascension musicale. Bolero Bolero Bolero pour 1 performeur par l’ostinato rythmique sur lequel il s’appuie, déclenche rapidement différentes sensations, de puissance bien sûr, de révolte, d’acharnement, de combat, comme si la répétition donnait une force incommensurable. Ici, la force musicale prend toute la place. La danse de Louis Barreau est fluide et l’apparente tranquillité se transforme au fur et à mesure du morceau. Mais il ne se dégage rien de ce duo qu’il tisse avec le morceau de Ravel. Le visage laisse transparaître la physicalité que l’écriture chorégraphie et la présence à la musique demandent, mais pas plus que cela. Il n’est pas ici question d’incarnation. On se laisse porter par cette danse à la couleur pastel (et ce malgré les pantalons et tee-shirt jaunes du danseur) sans autre intention. Une danse sans événement. Un visage sans événement. Une partition qui accompagne une autre partition, tout simplement.

Le voyage chorégraphique se poursuit à l’extérieur, cette fois dans le jardin de la Briqueterie.

On y retrouve la compagnie Arrangement Provisoire dirigée par Jordi Gali. L’artiste, danseur-interprète pour de nombreux chorégraphes comme Anne Teresa de Keersmaeker, Wim Vandekeybus et Maguy Marin entre autres,  développe depuis quelques années des projets où dialoguent gestes et objets. A l’occasion des Plateaux de la Briqueterie, il nous donne à voir l’installation Pavillon Fuller. Accompagné par des étudiants des Rencontres Internationales de Danse contemporaine, il déploie une structure faite de poutres en bois et de cordes. Par un mouvement d’étirement des cordes depuis un pilier central en bois, la structure s’élève petit à petit dans les airs, laissant place à un pavillon (papillon). A l’image des voiles avec lesquelles la chorégraphe Lois Fuller dansait et les faisait virevolter, les ailes de bois se déploient. Seuls quatre angles de poutre restent en contact avec le sol. Et lorsque plus aucune corde n’est tendue ou tirée par les participants, la magie opère. La structure tient seule et semble prête à s’envoler. Cette magie est en partie due à cette qualité d’écoute, de la matière et des corps. Chacun est à sa place, sait ce qu’il doit faire, tout se passe dans un attentif silence. Les corps agissent en parfaite coopération pour qu’émerge un objet artistique unique. Belle réussite.

Retour en salle, pour la dernière création de Benjamin Bertrand Rafales. Né sous X, Benjamin Bertrand développe une écriture chorégraphique largement inspirée de son autobiographie. En 2014, il avait créé Orages. Un solo où il collaborait déjà avec le plasticien Patrick Laffont. Avec Rafales l’artiste poursuit sa recherche autour de son origine et de son mouvement ondulatoire. Accompagné au plateau de la danseuse Léonore Zurflüh et du créateur sonore Florent Colautti, Benjamin Bertrand développe des états de corps liés à l’ondulation donc, la spirale, la tension musculaire et la vibration. Au début de la pièce, les corps pratiquement nus des deux danseurs se cherchent, se relient, exultent, vibrent ensemble sans jamais qu’il y ait un réel contact. Et pourtant on sent très fortement que l’un est l’autre, que les corps s’embrassent par un rythme commun, une ondulation commune. Très proches l’un de l’autre, ils sont deux un homme, une femme et pourtant ils ne font qu’un. Personnage polymorphe, créature hermaphrodite, le genre n’importe plus. Le duo est un, puis deux de nouveau. Homme femme, ce sont les différences qui réunissent plus qu’elles ne séparent. Le dialogue se fait dans le mouvement, dans cette tension portée à l’extrême. Les corps se tendent puis entrent en transe dans un pas de deux nécessitant le relâché. Belle scène qui donne le tournis où le corps de l’un semble s’imbriquer dans le corps de l’autre où l’on ne sait plus quel est le point de départ. Qui de l’œuf ou de la poule ? Qui fait danser l’autre ? Qui initie le mouvement giratoire de l’autre ? Pas de réponse. L’énergie des corps les fait se confondre, l’unité apparaît. A l’image de l’énorme plastique mu par un énorme ventilateur, les danseurs s’élèvent. Traversés par une énergie dont ils sont à la fois les maîtres d’œuvre et les dépositaires, ils voyagent dans des états à la fois troubles et précis. De la répétition, de la tension naissent la confusion puis le relâché, l’abandon n’est pas loin.

Vient alors le temps du contact. Un contact composé, écrit qui prend son sens dans la répétition et le dérèglement qui s’en suit. Rafales est une pièce sombre et troublée à l’image des premières scènes qui se déroulent dans un épais brouillard. Et c’est bien des corps qu’émane petit à petit la lumière. La quête insatiable de soi et son pendant celle de l’autre, est en perpétuel mouvement. Avec en partage l’humanité, les corps se fondent, s’affirment, se repoussent et s’aimantent. Les chemins sont parfois distincts comme pour mieux se retrouver avec « en partage un territoire sensible ».

Benjamin Bertrand développe en effet, un travail sensible où le corps est souvent dénué d’artifice et où la chair et l’organicité créent la matière chorégraphique. Rafales nous entraine dans cet univers entre autobiographie et fiction. A travers ce spectacle, le spectateur fait l’expérience d’états de corps comme autant d’états émotionnels.

Changement de lieu, les Plateaux migrent alors vers le Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine dans le cadre de l’ouverture de saison 2017/2018. La soirée commence par Rue de Volmir Cordeiro (spectacle auquel nous n’avons pu assister) accompagné aux percussions par Washington Timbo. La pièce fut jouée sur l’esplanade devant le théâtre offrant ainsi la possibilité aux habitants du quartier d’y assister et de se confronter à cette vision de la rue propre au chorégraphe.

Enfin pour terminer la journée, était présentée dans la grande salle du théâtre, la dernière pièce de Radhouane El Meddeb Face à la mer, pour que les larmes deviennent des éclats de rire. Cette pièce est l’occasion pour le chorégraphe tunisien de réunir différents artistes de son pays (comédiens, danseurs, musiciens… ) et d’interroger la nouvelle réalité à laquelle le peuple fait face après la révolution. Un chanteur, un musicien et huit interprètes forment ce peuple-chœur. La présence au plateau de ces dix personnes donne un échantillon de cette population qui s’est battue pour plus de démocratie. Par de simples déplacements, souvent linéaires, ils se croisent, se suivent, tout en faisant toujours face au public. Le public comme cette mer nommée dans le titre du spectacle. Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Qu’est-ce qu’ils veulent nous dire ? Avec certitude : ne pas baisser les bras, quand bien même la folie se fait jour. Cette frontalité permanente, du début à la fin de la pièce, offre à voir un peuple debout qui fait face à son histoire et qui souhaite à n’en pas douter tirer son épingle du jeu. On perçoit fortement que quelques soient les difficultés de mise en place des changements, la marche arrière n’est plus possible. Et même si les trajectoires individuelles varient,  le temps est venu de se réunir pour danser, chanter, se porter et construire un avenir plus juste où les larmes cèdent la place aux rires. Belle scène, où les danseurs se retrouvent en ligne, se prennent les mains et frappent le sol à la manière des danses traditionnelles de groupe. Ce qui émeut dans le spectacle de Radhouane El Meddeb c’est cette addition d’individus qui forme un groupe uni quoi qu’il arrive. La folie de l’un, le doute de l’autre, tout est possible mais les avancées ne se feront qu’unis. Les interprètes nous regardent debout, marchent de face, de profil, veillant à ce qu’aucune collision ne s’opère. Les trajectoires sont droites, claires et vives. Les corps sont tenus et ancrés même lorsque les danseurs se portent entre eux. Autre belle image que cette délicatesse avec laquelle l’une s’abaisse afin que l’autre puisse monter sur ses épaules, chacun est porté comme une pierre précieuse. Chacun aide l’autre à voir au-delà.

Face à la mer, pour que les larmes deviennent des éclats de rire, est une pièce intéressante pour le regard que pose le chorégraphe sur l’actualité de son pays. Les chants de Mohamed Ali Chebil et les compositions musicales au piano de Jihed Khmiri participent à cette vitalité inhérente à tout peuple qui déplacent les lignes et frontières dans lesquelles on veut l’enfermer. Cependant la pièce mériterait d’être resserrée. L’image principale de ces corps marchant en silence, face au public, est forte mais sur la durée paraît trop ténue et ce malgré les soli la ponctuant.

Fanny Brancourt, La Briqueterie CDCN du Val de Marne (Septembre 2017)

Ingrid Berger Myhre – BLANKS (DR)