Africa – Peter Verhelst

« L’alté-retour » ou l’expérience de l’altérité par l’aller-retour

Dans le cadre des Traversées Africaines, le Tarmac présentait Africa du metteur en scène et auteur belge Peter Verhelst. Un texte puissant interprété par un comédien qui ne l’est pas moins Oscar Van Rompay. Dans un entretien avec le journaliste littéraire Bernard Magnier, le comédien flamand évoque le point de départ de cette création, la fascination de Peter Verhelst pour sa double vie. Comédien en Belgique, il appartient à la compagnie NTGent, Oscar Van Rompay est aussi exploitant agricole au Kenya où il possède une plantation. Depuis plus de dix ans, il partage sa vie  entre ces deux continents, entre ces deux terres, entre ces deux cultures.

Sorte d’autofiction, Africa met en lumière « la situation quasi-schizophrénique » (comme la nomme le comédien lui-même), qu’il entretient par ses allers-retours dans ses deux pays. Les échanges entre Oscar Van Rompay et Peter Verhelst ont donné le jour à un texte d’une danse densité. Un texte où l’expérience de vie du comédien devient une matière brute pour traiter de l’altérité, de la différence, que l’on pense parfois ténue et accessible, ou encore gigantesque et indépassable, mais aussi de la manière d’être soi à l’étranger, d’être étranger à/et dans son pays d’origine comme dans celui qu’on a élu. Au travers de cette vie exceptionnelle et personnelle, Africa aborde nombre de questions touchant à notre humanité et à la façon dont elle s’exprime dans la rencontre avec l’autre.

Pour mettre en scène cette dernière, l’auteur et le comédien ont scindé la pièce en deux parties. La première met à nu le comédien et son africanité à travers son corps (nombreuses sont les choses qui passent en premier lieu par le corps et ce d’autant plus sur le continent africain), ce qu’il a reçu et continue de recevoir de ses séjours au Kenya. La deuxième partie met à nu le comédien et son européanité à travers sa parole récitante. Pour chacune de ces parties le comédien passe par une transformation. Et c’est à vue que s’opèrent les métamorphoses. Qu’il soit nu recouvert d’une peinture noire, de terre, ou encore vêtu d’un jean, sweat et baskets, baignant dans l’eau, le corps d’Oscar Van Rompay prend différentes couleurs, s’approprie ses identités multiples. Incarnant incroyablement le mouvement qui le conduit vers l’autre.

Dans la première partie, l’espace sonore et visuel est foisonnant. Les matières, les couleurs, un néon vert, de la peinture noire, rouge, jaune, de la terre ocre, une pomme de douche métallique, des plantes, mais aussi une voix off, des bruits d’enfants, de nature au petit soir, ou encore la musique de Magic système, plongent le spectateur en Afrique. Qu’il parle le swahili, le français, le flamand ou l’anglais Oscar Van Rompay endosse les identités des personnes qu’ils croisent sur son chemin, se fait conteur, donne de la voix à cet univers entre rêve et réalité.

Dans la deuxième partie, l’espace sonore et visuel est dépouillé. Plateau et spectateurs sont en lumière. Au bord de scène, le comédien s’adresse au public directement et lui fait part de ses expériences, de ses allers-retours, des réactions de ses amis belges et kenyans, de ses questions auxquelles il pensait avoir répondu, de celles restant en suspend. Il analyse, réfléchit, glisse son amour, ses doutes, ses désirs, ses colères et ses peurs face à d’autres façons de faire, de voir, de dire. Ses mots sont ponctués de silences, de regards adressés aux spectateurs, de retours sur soi. L’expression de son humanité le rend à la fois fragile et puissant.

Drôle, lucide, introspective, la parole d’Oscar Van Rompay chemine vers l’autre et son lot de différences et d’interrogations. Portés par sa présence les spectateurs prennent eux aussi la voie de l’altérité. Ainsi l’histoire tout à fait personnelle de cet homme devient alors celle de tout humain face à un semblable différent. Africa est une pièce magnifique faisant appel à nos sensations et réflexions avec une grande intelligence. Elle nous transporte dans des espaces intérieurs où ombres et lumières n’ont de cesse de se rencontrer. 

Fanny Brancourt, Le Tarmac Paris (Mars 2016)

©Kurt Van Der Elst