Enfanter la cruelle beauté du monde
Depuis 2006, la chorégraphe et interprète d’origine israélienne, Tal Beit Halachmi, crée de nombreuses pièces, souvent des soli, où la voix, qu’elle soit théâtrale ou chantée, est aussi présente que le corps dansant. Elle s’empare de textes poétiques et dramatiques afin d’en dégager la substantifique moelle. Sans en être une adaptation en tant que telle.
Dans Progénitures, Tal Beit Halachmi se donne toute entière au texte du même nom, de l’artiste Pierre Guyotat. Auteur dont elle avait déjà éprouver les mots, en 1996, dans la pièce Issê Timosse de Bernardo Montet. Le chorégraphe dont elle fut, par ailleurs, l’interprète et l’assistante pendant de nombreuses années. La langue de Pierre Guyotat est sans concession. Elle se crie, se chuchote s’éructe, se revendique, se murmure, s’explose… c’est une matière vivante qui se meut en permanence. Où le souffle, le silence sont autant de mots.
Chaussée de hauts talons, vêtue d’un bustier et caleçon couleur chair, les cheveux électriques Tal Beit Halachmi, entre dans le noir. Sorcière, rockeuse, maîtresse femme, de multiples impressions se mêlent. L’attention se porte sur le bruit de ses talons qui approchent peu à peu en devant scène ; sur cette femme qui vient à nous, et nous transporte dans son univers à la fois tragique et poétique.
La musicalité de la pièce est portée par la voix de la chorégraphe mais aussi par tous les sons émanant de ses mouvements. Bruits des vêtements qui se frottent à la terre, de la prise en mains du décor. Dans cet univers, tout est son comme le silence qui s’y plonge.
La voix est grave, posée. Elle s’incarne dans chacun des mots de Pierre Guyotat. Elle explore chaque recoin du verbe. Les choses enfouies se révèlent ou au contraire tendent un peu plus au mystère. On sent l’interprète complètement traversée et nourrie de ces mots. Elle s’engage physiquement dans ce monde. Se glisse petit à petit sous une structure en fer faite d’échelles arachnéennes, qui nous renvoie sans conteste aux « mamans » de la plasticienne Louise Bourgeois. Entre manège d’agrès (elle se projette d’une échelle à l’autre ; le corps s’étire, s’allonge puis se recroqueville), cabane (elle s’y cache, s’y réfugie), trône (elle y siège comme une reine, domine le monde), la structure est le lieu de l’enfantement de toutes ses progénitures. Elle est le corps. Lieu de l’intime donnant à voir l’universel.
La chorégraphe donne voix au corps et réciproquement. Elle le chante à travers les mots de Pierre Guyotat. Elle incarne par ses voix et sa présence la violence du monde. Douée de cette grande force de personnification et d’interprétation, Tal Beit Halachmi impressionne par son engagement dans cette langue puissante. On est loin d’une danse constituée de lignes et de courbes à l’esthétique précieuse. On est parfois même loin de la danse et plus proche d’une performance vocale et théâtrale. Mais à quoi bon les étiquettes. Le spectateur est livré à un environnement angoissant, frénétique, et à la fois étonnamment porteur de vie, et de création.
Pièce difficile qui convoque de nombreuses sensations (pas toujours agréables ou laissant circonspect), Progénitures atteste d’une chorégraphe et interprète prenant des risques.
Fanny Brancourt – Théâtre de la Bastille Paris (Février 2013)
©Pascal Vaneau