« Trio A » : La danse comme preuve d’existence

Sur le sol nu, seule une femme. Le corps parle, se parle, mesure l’air et le vide, se tord, se plie, se relève. Chaque mouvement n’a pas pour but de séduire, d’éblouir ou de raconter une histoire : il existe pour lui-même. Yvonne Rainer, dans Trio A, ne danse pas pour le regard du spectateur ; elle danse pour la conversation silencieuse entre esprit et muscle, dialogue dont nous sommes les témoins involontaires.

Y. Rainer arrive à New York en 1956 avec l’ambition bouillonnante des novices qui croient que tout est possible. Elle étudie, absorbe, rejette. Martha Graham et sa virtuosité dramatique ? Trop d’émotion, trop de contrôle. Rainer veut l’essentiel, l’élémentaire, le geste dépouillé. En 1965, son No Manifesto tire un trait sur le spectacle, sur la magie, sur l’illusion. La danse doit être autre chose que ce qu’on lui a enseigné. Pas de pose héroïque, pas de narration, pas de rituel : le corps devient instrument et territoire à la fois.

Le spectateur pourrait croire à la simplicité. C’est une erreur. Chaque pas, chaque pivot, chaque balancement de bras est minutieusement calculé. La répétition n’est pas de la monotonie mais un processus de transformation. Julia Bryan-Wilson l’a expérimenté en apprenant Trio A directement auprès d’Yvonne : tomber, trébucher, sentir son équilibre flancher et comprendre que l’erreur n’est pas une faute, mais un passage nécessaire vers la maîtrise du mouvement. L’esprit se tait, le corps écoute.

L’expérience de la danse est paradoxale : pour être libre, il faut s’enchaîner à la rigueur ; pour être ordinaire, il faut observer une discipline extraordinaire. Dans Trio A, la continuité prime. Aucun geste n’a plus de valeur qu’un autre. L’ordinaire devient fascinant parce qu’il est vécu, non imaginé. Les yeux fermés, le danseur apprend à se libérer de l’ego et des attentes, à abandonner la performance pour exister dans le geste.

À la Judson Memorial Church, dans les années 1960, ce minimalisme est une révolution. Les corps des idéalistes deviennent instruments, l’espace est un laboratoire. Pas de décor, pas de costume, pas d’applaudissements orchestrés : le mouvement suffit à se justifier. Et pourtant, la liberté de Trio A naît de la contrainte, de la répétition, de l’attention extrême aux détails invisibles. La simplicité est un art exigeant.

Apprendre la danse aujourd’hui est un exercice d’humilité. Les gestes semblent connus mais ne le sont jamais. La mémoire du corps s’oppose à celle de l’esprit, le muscle refuse l’autorité mentale, et l’échec devient instructif. La danse ne se prête pas à l’admiration mais à l’expérience. Chaque tentative, chaque erreur, chaque instant de concentration suspendu est une forme de connaissance incarnée.

Yvonne Rainer a aujourd’hui 91 ans. Elle ne danse bien évidemment plus Trio A, mais son mouvement persiste. Il ne s’agit pas de l’imiter, de s’élever au niveau d’une icône, ou de devenir quelqu’un d’autre. Il s’agit de sentir, dans l’instant, la conversation muette entre corps et esprit. Chaque geste est une preuve : l’art n’est pas ce qu’on regarde, mais ce qu’on vit. Et dans ce vide calculé, dans cette précision dénuée de séduction, réside la magie silencieuse d’une danse qui n’appartient qu’à l’existence elle-même.

Cédric Chaory

© 2024 Yvonne Rainer. Courtesy Video Data Bank, School of the Art Institute of Chicago

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