
Pour sa 28ᵉ édition, Faits d’hiver ne se contente pas de célébrer un âge ou de renouer avec ses origines – de L’Étoile du Nord à la SACD, en passant par le Théâtre Silvia Monfort. Ce festival, dernier que conduit Christophe Martin dans cette forme, revendique plutôt sa liberté face aux générations et aux filiations supposées de la danse contemporaine.
Ici, aucun chorégraphe ne surgit en héritier, aucune esthétique dominante ne dicte ses lois. Les formes éclatées cohabitent, se répondent, se confrontent, dessinant un paysage chorégraphique où chaque geste, chaque corps, chaque son porte sa singularité. La 28ᵉ édition se fait ainsi le laboratoire d’échos générationnels, où anciens et jeunes créateurs dialoguent, où danse, performance, arts visuels et technologies se mêlent, et où la question de la transmission – esthétique, sensorielle, humaine – reste au cœur du geste créatif. Un festival qui, fidèle à son histoire et à sa modernité, affirme que la danse contemporaine est à la fois universelle, plurielle et nécessairement vivante.
Paris, janvier-février 2026. Le froid mord, le ciel hésite entre gris et noir, et la ville retient son souffle. C’est le moment idéal pour accueillir Faits d’hiver, ce festival qui ne vous caresse pas dans le sens du poil, mais qui vous saisit par le col et vous secoue jusqu’au bout de l’âme. Ici, on ne vient pas pour se divertir. On vient pour éprouver, pour être témoin de la vulnérabilité du corps, pour sentir la poésie glisser entre nos doigts, parfois sous la forme de sueur, de silence, ou de technologies qui, ironiquement, semblent mieux nous comprendre que nous-mêmes.
La saison démarre sous le signe de l’intime et de l’inoubliable avec Nicolas Cantillon et son Dead Horse in a Bathtub. L’enfant qu’il fut se faufile entre Indiens, cow-boys et chevaux de plastique, et nous entraîne dans ce salon d’autrefois comme dans une machine à remonter le temps. Le public n’est plus simple spectateur : il est invité à partager la chaleur rassurante d’un foyer, à ressentir la sécurité d’une enfance enveloppée de rythm and blues. Cantillon ne détruit pas, il construit. Il nous offre la clé d’un monde intérieur qui, dans un monde effondré, paraît plus précieux que jamais.
Puis surgit DOS, la création de Delgado Fuchs. Ici, les corps s’empoignent, s’entrelacent, se caressent dans une candeur fraternelle et presque animale. Marco Delgado et Valentin Pythoud deviennent leurs propres héros sur une bande-son psychédélique d’Erkin Koray. La pièce explore l’abandon, la fidélité, la confiance — ou, pour parler cruement, ce que nous, pauvres humains, ne savons pas toujours donner aux autres, mais que certaines espèces semblent maîtriser à la perfection : des cygnes aux castors, en passant par les porteurs-voltigeurs. L’humour est là, discret mais perçant, un antidote à la gravité trop facile.
Le festival ne se limite pas à l’observation du corps, mais interroge son rapport au temps et à l’extase. Olivier de Sagazan, avec Il nous est arrivé quelque chose, croise art et sciences, corps et cosmos, électrocardiogrammes et transe. Le performeur devient un corps-texte où la folie et l’extase s’entrelacent, offrant au spectateur la vision d’un univers où le vivant ne se mesure pas, ne se comprend pas, mais se ressent. De Sagazan retrouve ici son élan biologiste pour révéler ce que nous pressentons tous : le corps est un mystère et la scène, un laboratoire de l’inexplicable.
Puis vient le diable, ou plutôt ce qu’il est devenu à l’ère de l’intelligence artificielle. Christine Armanger et de dIAboli font danser trois créatures mi-humaines, mi-satyres, autour d’un chien robot propulsé par ChatGPT. Ici, le mal n’est plus symbolique : il est contemporain, numérique, interactif, et infiniment séduisant. Entre XVe siècle et Black Mirror, le sabbat prend des airs de laboratoire philosophique où le spectateur devient témoin d’un rituel hallucinatoire et inquiétant.
Le festival se tourne également vers l’élémentaire et l’immersion poétique. Julia Passot, Julie Nioche et Joanne Clavel proposent Ce que laisse la mer, un parcours sensoriel où algues, coquillages, bois flottés et déchets plastiques deviennent les médiums d’une réflexion sur notre rapport à l’océan et, par extension, à la planète. On plonge, littéralement et métaphoriquement, dans un monde à la fois fragile et résilient.
Dans un registre plus cérébral, Lionel Hoche, Daniel Larrieu et Carlotta Sagna avec ouvrÂges nous confrontent à l’éternelle boucle du présent, un monde obsédé par l’immédiateté et sa propre image. Mille-feuille de souvenirs et d’anticipations, la pièce mêle mémoire et instantanéité, une ode subtile à la complexité de l’existence.
Le festival fait dialoguer la danse et la musique sous toutes leurs formes. Yuval Pick, avec Into the Silence, s’ancre dans la rigueur et la profondeur de Bach pour explorer la plénitude du corps dansant. Erika Zueneli compose, avec Le Margherite, une suspension de l’éphémère, un espace « sur le fil » où la finitude devient résistance, un refus poétique de la clôture. Carole Quettier, dans EXALTE / Maria & Magda, interroge mystiques et extases, dans un ballet où la temporalité s’efface au profit d’un présent exacerbé, à la limite du frôlement du divin.
La scène contemporaine n’est jamais loin du politique. Mohamed Toukabri, avec son solo à la longueur de titre déraisonnable, scrute la danse, la déconstruit et la décolonise. Son mouvement est à la fois excavation, rébellion et invitation à la réinvention collective. Le spectateur devient témoin d’un dialogue entre les traditions et l’inédit, entre l’urgence et l’imprévu.
Enfin, les clôtures de cette fresque hivernale sont confiées à Yvann Alexandre et Myriam Gourfink. N.éon joue avec l’intime et le collectif, le féminin et le masculin, l’ombre et la lumière. Les interprètes sont chevaliers, espions, illusions, mondes possibles. Dans Almasty, la lenteur au sol devient instrument de contemplation et d’expérimentation, et le temps suspendu nous rappelle qu’il n’y a de vrai que l’attention portée à l’instant.
Faits d’hiver 2026 n’est pas un festival pour les âmes tièdes. Il est un laboratoire de sensation, un champ de bataille poétique, un miroir de nos désirs, de nos peurs et de nos contradictions. Il vous arrache au confort, vous met face à la beauté fragile de l’éphémère et vous rappelle, avec une ironie parfois cruelle mais jamais injuste, que le monde réel ne pardonne ni l’inaction ni la médiocrité. Comme l’aurait dit Vidal : « Il n’y a que l’intelligence et l’audace pour sauver l’homme du ridicule. » Le festival, lui, ne fait pas que sauver : il transforme, dérange, exalte, et parfois, il bouleverse.
Cédric Chaory
Almasty de Myriam Gourfink – © E. Montanari
